(3/3) Les origines de la Corée et le royaume de Goguryeo : Entre récits nationalistes et réalités historiques
- Romain Fernex
- May 17, 2024
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Updated: Jun 29, 2024
Nous avons déjà analysé, dans les articles précédents, les débuts et l’affirmation du royaume Goguryeo comme entité politique à part entière dans une péninsule coréenne pourtant en majeure partie dominée par l’influence des grandes dynasties chinoises successives, qui ont d’ailleurs raison de lui, du moins temporairement. Dès lors, il s’agit à présent de nous intéresser à comment celui-ci a pu se relever après la conquête chinoise et surtout de décrire plus en détails comment il s’inscrit dans un ordre géopolitique renouvelé dont les principales dynamiques sont dictées non plus seulement par la Chine mais aussi par d’authentiques nouvelles puissances régionales, apparues à la suite de l’affaiblissement du pouvoir chinois dans la seconde moitié du 3ème siècle. C’est cette époque que désignent nombre d’historiens comme l’époque des « Trois Royaumes » et qui tire en grande partie son nom de deux textes fondateurs, pourtant écrits bien plus tard, le Samguk Sagi (Chronique des Trois Royaumes) et le Samguk Yusa (Mémoires des Trois Royaumes).
Carte de la péninsule coréenne en 375 AD.
Tout d’abord comment le royaume de Goguryeo, décapité après la chute de sa capitale aux mains de la Chine des Wei[1] au milieu du 3ème siècle, a-t-il pu renaitre de ses cendres ? La raison principale de ce regain d’influence est à trouver dans le contexte géopolitique de l’époque, et plus particulièrement dans le vide de pouvoir laissé par les guerres intestines qui opposent les dynasties qui cherchent à prendre le pouvoir en Chine. De fait, la dynastie chinoise des Jins, qui a pris la succession de la dynastie des Wei en 266, doit faire face dès 291 à une série de guerres civiles à laquelle les historiens réfèrent sous le nom de « Guerre des 8 Princes ». Comme son nom le laisse suggérer, celle-ci a vu s’opposer plusieurs princes de la dynastie des Jins pour s’emparer du pouvoir à la place de l’empereur Hui, atteint par une grave maladie du développement et donc vu comme inapte à régner. A peine 5 ans après la fin de la guerre des 8 princes, la Chine des Jins s’effondre au profit de multiples royaumes barbares qui se partagent son territoire. C’est le début d’un âge sombre pour la Chine qui correspond à la Chine des seize royaumes et qui durera jusqu’en 439. Ainsi, dès la moitié du 3ème siècle, les troupes du royaume de Goguryeo qui ont subsisté après la chute de sa capitale tirent parti du chaos régnant en Chine pour reprendre l’Est Okjo puis l’Est Ye et rétablir sa présence sur une grande partie de son territoire d’antan. Cette dynamique de reconquête se poursuit en 303 et s’accompagne d’une nouvelle dynamique d’expansionnisme avec la prise des commanderies de Lelang et Daifang qui ont longtemps été au centre du maintien de l’autorité chinoise dans la région.
Carte de la Chine des seize royaumes en 350 AD.
Mais la renaissance de Goguryeo ne se fait pas seul. C’est aussi à cette époque[2] que l’on voit apparaître 3 autres royaumes, dont 2 qui contribueront à donner son nom à la période des 3 royaumes. A commencer par le royaume de Baekje né dans la région de Mahan au Sud de la péninsule et vraisemblablement issu de populations Hans dont il est proche culturellement. Au Sud Est, dans le bassin de Kyeongju, et formé par la lignée royale des Kims, est fondé le royaume de Silla qui émergera victorieux à la fin de cette période des trois royaumes, mais nous y reviendrons à posteriori. Enfin, de dimensions modestes mais lui aussi relativement important dans l’équilibre régional, le royaume de Kaya à l’extrême sud de la péninsule dans la vallée du fleuve Naktong. Celui-ci comporte dans sa population une part non négligeable d’habitant de l’ethnie des Was[3] qui est l’ethnie fondatrice du Japon et notamment du royaume du Yamato.
Ainsi le début du 4ème siècle se démarque des périodes précédentes avec l’apparition de 2 nouvelles puissances régionales majeures que sont Baekje et Silla et le grand retour du Royaume de Goguryeo qui échappe enfin à la concurrence de la Chine. C’est durant cette période que ce dernier émerge comme la puissance de la région par excellence et cette nouvelle prospérité s’accompagne d’importantes transformations économiques, culturelles et politiques qu’il nous faut à présent analyser pour en comprendre l’ampleur et donc la pertinence dans l’analyse des origines de ce sentiment de coréanité, au cœur du débat qui fait l’objet de notre analyse.
Voyons d’abord quelle est la nouvelle organisation politique de Goguryeo après plusieurs décennies passées sous l’ombre de la Chine. En effet, cette période de « domination » chinoise voit la fin, ou du moins l’affaiblissement, du système des principautés au profit d’un système provincial avec des fonctionnaires de province qui se font les relais du pouvoir central chinois puis, après la reconquête, du pouvoir royal. Les eumnaks, qui étaient déjà en voie de disparitions, disparaissent, eux, complètement et le contrôle direct de la population tombe enfin entre les mains de la famille royale. Les 5 Bus sont ainsi réorganisés en provinces[4], chacune dirigée par un Yoksal (gouverneur) qui exerce son autorité sur plusieurs villes dirigées par des Cheoryogu (magistrats) assistés par des Karadal (échevins). Tout en bas de l’échelle administrative, principalement dans les zones rurales, on trouve des Rucheo qui font office de préfet. Enfin, tous ces fonctionnaires rendent des comptes au roi, seul détenteur du pouvoir autoritaire et coercitif.
Cette centralisation importante du pouvoir permet d’aller au bout de la réforme du système de taxation visant à quitter le modèle primitif de demande de tributs pour adopter un système de prélèvement d’impôts systématisé et surtout progressif (dans une certaine mesure). Le pouvoir royal devient ainsi l’unique dépositaire du droit de taxation à la place des seigneurs et autres grands propriétaires. S’il attribue occasionnellement à certains fonctionnaires de hauts rangs ou à certains vassaux méritants un sigeup, lopin de terre sur lequel le seigneur peut lui aussi percevoir des taxes, il bénéficie de la large majorité des revenus fiscaux. Cette taxation cible en premier lieu les revenus de l’agriculture et se limite aux hommes adultes et indépendants. Face à des mécanismes de diversification et de stratification sociale particulièrement importants à l’époque, une réelle prise en compte de la condition économique des contribuables se développe. L’apparition de programmes d’aides sociales, qui permettent à certains ménages en difficulté de recevoir des rations de céréales en l’échange d’une dette contractée auprès du gouvernement, est ainsi concomitante à cette prise de conscience et vise à une meilleure prise en charge du capital humain du royaume.
Toujours sur le plan intérieur, le déplacement de la capitale à Pyongyang en 343, suite aux multiples attaques de la Chine du Yan antérieur, permet l’expansion d’une culture universelle et propre à Goguryeo en dépit de nombreux empreints à la Chine. Cette avancée commence par l’acceptation du bouddhisme comme pilier de cette culture pan-goguryéenne mais aussi par la systématisation du mythe de Chumong qui fait entrer définitivement tous les monarques de Goguryeo dans l’histoire officielle et surtout légendaire du royaume. Cette culture connait cependant elle aussi plusieurs variantes : On peut ainsi différencier celle qui se développe au Nord du pays, sous influence de Pyongyang, et celle qui apparaît au Sud, encore sous influence de l’ancienne capitale de Goguryeo dans le Jian. Dans de nombreuses régions, le taoïsme se mêle ainsi au bouddhisme et aux croyances endémiques à cette région de la péninsule. A ce titre, l’étude des peintures murales présentes dans nombre de tombes des souverains et aristocrates de Goguryeo, et par lesquelles nous avons débuté notre présente réflexion, permet de se rendre compte des mouvements artistiques qui ont pu traverser Goguryeo. Cette évolution se retrouve tant dans les matériaux utilisés pour réaliser ces fresques somptueuses que dans l’iconographie qui domine chaque période et région de Goguryeo. Ainsi durant cette première période qui s’étend du début du 4ème siècle au milieu du 6ème siècle on retrouve de nombreuses peintures qui ont pour thème la vie de tous les jours ou encore les 4 divinités pionnières de la mythologie coréenne. Plusieurs éléments de l’iconographie bouddhiste tel que la fleur de lotus sont aussi des motifs récurrents dans les chambres funéraires de l’époque.
Fresque murale représentant une scène de chasse,
retrouvée dans une des tombes datant de l’époque de Goguryeo
Ainsi le titre de simple division administrative de la Chine semble largement usurpé, ou du moins particulièrement abusif, quand il s’agit de désigner le Goguryeo de cette époque. Néanmoins, à présent que nous avons vu en quoi Goguryeo se démarque de la Chine et des autres puissances régionales sous bien des aspects, il nous reste un important levier de pouvoir à analyser, son pouvoir militaire. Effectivement, Goguryeo apparait rapidement comme la puissance militaire régionale, quasi incontestée et surtout native de la péninsule, de la Corée pendant près de 100 ans et ce après plusieurs siècles d’influence chinoise. Voyons donc maintenant comment Goguryeo parvient à se placer à la tête de l’ordre géopolitique régional. Dès 373, sous le roi Sosurim[5] et après un départ parfois rocambolesque avec les multiples invasions Yan, Goguryeo parvient à pacifier ses relations avec la Chine des Qin et peut enfin tourner ses rêves d’expansions vers le Sud. Si le royaume a déjà attaqué Silla avec succès en 345 pour en tirer un accord en 348 dans lequel ce dernier reconnait la supériorité de militaire de Goguryeo, il cherche désormais à conquérir Baekje qui lui a résisté jusqu’à présent. Ce retour en force est marqué par la prise réussie de la forteresse de Sugok en 375, détenue par Baekje qui tente de se lancer dans une campagne de représailles qui échoue complètement. Pourtant le vrai tournant dans la politique expansionniste de Goguryeo intervient à partir de 391 avec la montée sur le trône du roi Kwang-Gae-Toh, le plus célèbre des souverains de Goguryeo après Chumong. Celui-ci lance une vague d’assauts couronnée de succès sur Baekje et prend ainsi, selon le Samguk Sagi, près de 58 forteresses et 700 villages en moins d’une décennie. A la même époque, Goguryeo peut compter sur le soutien indéfectible de Silla qui apparaît, à bien des égards, comme une puissance vassale de celui-ci. Une politique de diplomatie des otages [6] est d’ailleurs mise en place entre les deux puissances.
Représentation du roi Kwang-Gae-Toh, dit Le Grand
Ce lien de vassalité atteint son apogée en 400, quand, lors d’une attaque de maraudeurs japonais menée par Baekje et son fidèle allié, le royaume de Kaya, visant Silla, Goguryeo se porte au secours de ce dernier et repousse les forces ennemies hors de son territoire. À la suite de cet événement, des troupes de Goguryeo restent stationnées sur le territoire de Silla et la diplomatie des otages déjà en place se développe de manière significative. Cependant cette relation est rapidement empreinte de tensions, notamment au vu des garnisons présentes au sein de Silla, et aboutit à l’accession au pouvoir d’un roi défavorable à Goguryeo. Pis encore, Silla se rapproche de Baekje et dans la deuxième moitié du 5ème siècle les deux puissances signent un accord pour faire face à l’inarrêtable montée de Goguryeo.
En 450 un incident survenu à la forteresse d’Hasulla qui a mené à la mort d’un soldat de Goguryeo des mains d’un commandant de Silla fait resurgir ces tensions qui aboutissent 4 ans plus tard à une attaque préventive de Goguryeo contre Silla. A partir de là les événements s’enchainent et en 464 le massacre des forces de Goguryeo basées dans la capitale de Silla marque la fin définitive de toute alliance entre les deux puissances. 11 ans plus tard Goguryeo prend la capitale de Baekje, Hanseon, qui voit sa puissance péricliter avec l’explosion d’une guerre civile et l’assassinat de son souverain, et annexe par la même une partie du territoire de Silla. Goguryeo, qui domine à présent l’immense majorité de la péninsule, est alors à l’apogée de sa puissance et négocie d’égal à égal avec la Chine des Wei du Nord.
Mais dès la fin du 5ème siècle cette dynamique tend à s’inverser. Silla qui jusqu’à présent était relativement peu intervenu dans les conflits de la zone, y compris dans le cadre de son alliance avec Baekje, adopte une politique bien plus interventionniste et en vient à annexer la majore partie du royaume de Kaya en 532 pour étendre sa zone d’influence. Un peu plus tard, lors de l’attaque de la forteresse Baekje de Toksan par Goguryeo, Silla déploie son armée et met en échec ce dernier. Mais c’est l’année 551 qui marque la fin définitive de l’âge d’or de Goguryeo avec la prise du bassin versant de la rivière Han (fleuve qui traverse l’actuelle Seoul), par l’alliance Silla-Baekje.
C’est sur ces événements et ceux qui ont suivi que nous reviendrons dans l’article suivant qui verra l’ultime transformation de Goguryeo et sa chute au profit de Silla. Nous profiterons d’ailleurs de cette dernière pour conclure notre analyse de la controverse entre la Chine et la Corée portant sur l’héritage et la nature de Goguryeo.
NOTES
[1] Il s’agit ici de la Chine de la dynastie des Cao Wei qui dure de 220 à 266 AD. Celle-ci n’est pas à confondre avec la Chine de la dynastie des Wei du nord (386-535) ou de la dynastie des Wei de l’Ouest (535-557) apparues bien plus tard et qui sont aussi évoquées plus loin dans cet article.
[2] Si le Samguk Sagi place les dates de fondation du royaume de Silla et du royaume Baekje respectivement en 57 BC et en 18 BC, aucun élément historique ne corrobore cette information à l’heure actuelle et la majorité des historiens considèrent l’apparition de ces royaumes comme étant bien antérieure à la date donnée pour Goguryeo dans ce même ouvrage et qui est-elle relativement probable. Aussi l’apparition de Silla et Baekje est vraisemblablement contemporaine à la renaissance de Goguryeo et non pas à sa fondation.
[3] Le Nihon Shoki parle par ailleurs d’une présence importante de ces peuplades Was sur la péninsule à travers le mythique royaume de Minima qui aurait appartenu au royaume de Yamato et qui aurait été perdu au profit de Silla. Cependant selon les historiens celui-ci serait largement fantasmé et l’existence d’un royaume Wa à part entière sur la péninsule est particulièrement difficile à prouver dans l’état actuel des connaissances sur cette période.
[4] Il est à noter que plusieurs théories concurrentes existent quant à ce que désigne exactement ces nouvelles provinces administratives. Par exemple, selon certains, Goguryeo serait divisé entre le Naepyeong qui désigne la région sous influence directe de la capital et le Waepyeong, qui englobe le reste du territoire, qui serait lui-même divisé en 5 provinces ayant chacune à leur tête un Yoksal. D’autres estiment en revanche qu’il y aurait eu un total de 10 provinces ce qui ferait un total de 10 yoksals etc…
[5] C’est aussi sous ce roi que le bouddhisme devient officiellement accepté à Goguryeo et qu’est publié le premier code juridique qui fonde les bases de Goguryeo tel qu’il est à son apogée.
[6] La diplomatie des otages consiste en l’envoi de jeunes gens de haut rang, souvent des membres d’une lignée royale, d’un pays dans un pays allié pour qu’ils servent de garantie afin d’éviter que l’alliance ne soit brisée. C’est cette même politique qui finira par jouer contre Goguryeo en alimentant la division entre les camps pro- et anti-Goguryeo dans le royaume de Silla.
BIBLIOGRAPHIE
Noh Taedon, Korea’s Ancient Koguryo Kingdom : A Socio-political History, global oriental, 2014
Jeon Ho-tae, Goguryeo Culture and Mural Paintings, The Review of Korean Studies, Vol.7 n°4, 2004
Kim Chang-seok, Goguryeo Society and Its Economy, The Review of Korean Studies, Vol.7 n°4, 2004
Michael J.Seth, A history of Korea – From Antiquity to the present, 2010, Rowman & Littlefield Publishers
Kyung Moon Hwang, A History of Korea, 3rd edition, 2021, Palgrave
Kim Taesik, Koguryeo and Gaya – contacts and consequences, Hungik university, journal of Northeast Asian History, Vol. 4 n°1 (p41-82), 2007
Jung Woon Yong, Trends in Koguryo’s relationship with Paekche and Silla during the 4th – 7th centuries, International Journal of Korean history, Vol. 8, 2006
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