(2/3) Les origines de la Corée et le royaume de Goguryeo : Entre récits nationalistes et réalités historiques
- Romain Fernex
- May 17, 2024
- 9 min read
Updated: Jun 29, 2024
Nous avons traité dans la partie précédente de la période antérieure à l’apparition du royaume de Goguryeo et de l’importance ainsi que de la nature de l’implication de la Chine dans le développement d’états nations dans la péninsule. Nous avons ainsi pu mettre en lumière les faits et limites de la domination revendiquée par la République Populaire de Chine sur ce territoire en se penchant sur la nature des populations qui y cohabitent. Cependant se restreindre à analyser la diversité ethnique de cet espace ne permet pas de répondre entièrement aux enjeux géopolitiques soulevés par la controverse autour du Northeast Project. En effet, il s’agit bien pour la Chine de nier la réalité politique de la présence d’un royaume structuré autour d’une culture distincte de la culture chinoise qui poserait les bases de ce qui composera, à terme, la Corée que nous connaissons. De même, pour la Corée du Sud comme du Nord il convient d’enraciner son existence, son identité, dans l’histoire ancienne en faisant de ce premier royaume de Goguryeo une pierre angulaire de son développement. Dès lors, il importe de nous intéresser à ce royaume en lui-même dans ce qui fait sa singularité aussi bien sur le plan géopolitique que culturel ou encore économique.
Pour ce faire nous repartirons, tout d’abord, à nouveau en arrière, bien que sur des échelles de temps bien plus réduites, pour mieux comprendre ce moment clé qu’a été son apparition et comment il s’est développé avant la conquête chinoise de 245 qui le fait « disparaître de l’histoire » pendant près de 50 ans avant de faire son grand retour. Puis nous verrons comment il s’inscrit et évolue dans l’ordre des « Trois Royaumes » introduit à la fin de l’article précèdent. Enfin, nous nous pencherons sur les causes de son déclin au profit du royaume concurrent de Silla et tenterons de répondre une fois pour toute à la problématique soulevée dans l’article précèdent.
Reprenons ainsi en 37 B.C., date historique et mythologique de la fondation de Goguryeo. Son fondateur est souvent connu sous le nom de Chumong, aussi appelé Dongmyeong, et serait originaire du royaume de Buyeo fondé au 2ème siècle B.C. au nord de la Mandchourie. Le royaume de Goguryeo à son apparition se rapproche davantage d’une confédération tribale qui se structure autour de 5 Bus[1] qui deviendront rapidement des divisions administratives du royaume. Ces 5 Bus sont eux même issus de plus petits regroupement tribaux qualifiés de Nas, qui conservent encore une relative autonomie au début de cette période. A mesure que les Bus accroissent leur pouvoir, un Bu en particulier, le Kyeru Bu supplante les autres et fournira les rois des dynasties qui gouverneront sur Goguryeo. Ce regroupement est le produit et la cause d’une politique d’assimilation et de conquête des autres chefferies et tribus de la région qui constituera son territoire d’influence. Parmi les tribus nomades qui tombent sous le joug de Goguryeo, plusieurs dont les tribus Khitan et Malgal conservent une grande part d’autonomie vis-à-vis des 5 Bus, même si elles n’en demeurent pas moins soumises au pouvoir royal. Cependant, pendant plusieurs décennies, l’unité géographique et politique dans laquelle la population de Goguryeo évolue et avec laquelle elle interagit le plus est l’eumnak. Les eumnaks sont des communautés de taille plus ou moins réduite, sous ordre de chefs de villages, à travers lesquels s’organisent le travail et la vie de l’ensemble de la roture.
Carte avec les différentes entités politiques importantes de la péninsule coréenne en 37 B.C.
(les 4 commanderies de la Chine des Hans sont en violet)
Au-delà de ces considérations administratives, une première forme de hiérarchie sociale peut d’ores et déjà être observée : En haut de l’échelle sociale on trouve les Daega. Ce terme peut référer au seigneur à la tête du Kyeru Bu, c’est-à-dire le roi, aux chefs des autres Bus ou aux chefs locaux. Plus en aval, les Sogas forment une petite bourgeoisie possédante qui reçoit généralement un salaire du gouvernement, ne prend pas part aux activités agricoles et peut espérer une certaine forme d’élévation sociale. Il est à noter que les Sogas peuvent aussi être dégradés à la classe inférieure s’ils s’endettent trop fortement ou s’ils contreviennent aux ordres de la cour. La majorité du peuple appartient, elle, à la catégorie des Haho (locataires en chinois), désignée ainsi car ses membres ne possèdent pas de terre. Cette classe comporte les paysans, artisans, commerçants etc.. qui sont au service des nobles, mais considérés comme employés par le pouvoir central[2], ou qui sont directement sous le contrôle des grandes maisons. Il est à noter que la classe des Haho est loin d’être homogène et comporte en son sein des Homin, de riches individus qui tirent généralement leur fortune du commerce ou de l’artisanat. Plus bas dans l’échelle sociale on trouve les Yongjak, des paysans qui louent leur service à un riche propriétaire en l’échange d’une part des récoltes ou d’une parcelle de terre à cultiver. Enfin, tout en bas de l’échelle sociale, se trouvent les Nobi, des serviteurs qui sont directement employés par les grands propriétaires terriens. Ceux-ci sont souvent des prisonniers de guerre ou des paysans incapables de payer leur dette. Sur le plan économique un premier système d’impôt est rapidement mis en place par le pouvoir royal. Néanmoins son efficacité reste encore assez limitée étant donné que celui-ci doit souvent passer par les chefs de clans[3] et prend la forme d’un simple tribut versé au pouvoir central.
Ainsi la société de Goguryeo apparait presque dès son apparition comme un système complexe, différent de celui en vigueur en Chine à l’époque et de celui que cette dernière mettra en place après sa première conquête de Goguryeo en 245. Cependant, se pose encore la question de l’effectivité du pouvoir central auquel prétendent les Daegas et plus particulièrement la maison royale. Ce problème se pose d’autant plus que les conquêtes successives du royaume ont permis l’avancée de l’agriculture et la multiplication des terres cultivables, nourrissant donc les envies de propriétés individuelles des paysans Haho, dont le travail est vital à la richesse et au fonctionnement du royaume. Face à la demande croissante d’autonomie des paysans, c’est une véritable dynamique de centralisation initiée par le pouvoir royal qui permettra l’apparition d’un Goguryeo comme Etat Nation. Cette dynamique de centralisation provient aussi de la nécessité de développer une politique extérieure ambitieuse, notamment en réponse à la Chine des Hans dont la commanderie de Liaodong harcèle Goguryeo depuis sa fondation et l’a déjà repoussé jusqu’à la vallée de Yalu. Loin d’être une transformation éclaire, celle-ci est le fruit d’un processus lent, pluriséculaire qui commence dès la création du royaume et connait plusieurs retours en arrière au cours de son histoire.
Mais comment s’est opérée cette dynamique de centralisation et quels sont certains des éléments qui attestent de son existence si tôt dans la vie de Goguryeo ? Un premier élément important est l’établissement du système politique des principautés. Celui-ci est centré autour du roi qui concentre l’essentiel du pouvoir et qui règne sur l’ensemble du royaume. Juste en dessous se trouvent les chefs des 5 Bus qui forment les principautés, elles-mêmes divisées en sous principautés ou Che-Bu. Ce premier ensemble constitué des principautés couvre l’essentiel du territoire. Si ces 4 de ses grandes principautés sont subordonnées au pouvoir royal, elles conservent un rôle consultatif important et peuvent parfois avoir une réelle influence sur les décisions du roi. Elles cohabitent avec un second ensemble composé : d’une part, d’autres tribus qui rendent certes des comptes aux principautés (et surtout au roi) mais n’y sont pas directement rattachées (subordinate groups, voir schéma ci-dessous), d’autre part, de chefferies tombées sous l’influence de Goguryeo mais préservant une forme d’autonomie importante quant à la gestion de leur territoire et qui forment des marquisats [4].
Schéma de l’organisation administrative de Goguryeo avant 245 A.D.
Tiré de : Noh Taedon, Korea’s Ancient Koguryo Kingdom : A Socio-political History, global oriental, 2014, p.97
Cette transformation du système politique de Goguryeo est accompagnée de la disparition progressive des eumnaks sous la pression de Haho qui veulent accéder à la propriété et d’un gouvernement qui voit dans les chefs de communauté un obstacle à son pouvoir en ce qu’ils lui empêchent d’exercer son pouvoir directement sur les paysans. Dès lors, se développent plusieurs outils qui vont permettre d’adresser ce problème de déconnexion entre le pouvoir royal et la population, source de son pouvoir économique et militaire. La première mesure utilisée par la royauté pour unifier la population consiste en la mise en place d’un culte du roi et ses descendants basés sur le mythe qui entoure la naissance de Chumong, le fondateur de Goguryeo, et qui veut qu’il soit le fils de la déesse de l’agriculture Habaek Nyo. C’est aussi, comme dans nombre de monarchies, un moyen puissant pour asseoir la légitimité des monarques et qui servira amplement ce rôle jusqu’à la chute de Goguryeo. La deuxième consiste en une première réforme du système de taxation qui passe progressivement d’un système relativement primaire de demande de tributs à un véritable système de prélèvement d’impôt systématisé, ce qui en fait un bien meilleur levier en termes de politique fiscale. Cette transformation s’étale cependant sur plusieurs siècles et intervient davantage lors de la provincialisation du système politique de Goguryeo dont nous traiterons dans l’article suivant. Enfin, du point de vue des relations internationales Goguryeo se démarque comme étant une puissance guerrière remarquable, notamment grâce à sa cavalerie et à sa maîtrise du travail du fer qu’elle a en partie hérité du royaume de Buyeo qui en avait fait sa spécialité. Le commerce extérieur se développe aussi avec les commanderies de la dynastie Wei, mais ces relations restent empreintes de méfiance, se limitent souvent aux tributs versés par la Chine à certaines tribus qui composent Goguryeo, souvent afin de susciter des divisions internes, et ne sauraient guère faire oublier le climat de tension entre ces deux royaumes. Tensions qui culminent en 245 quand les Wei assiègent et défont la capitale de Goguryeo en représailles de sa politique d’alliance avec des dynasties chinoises rivales des Wei.
Carte de l’Asie de Est en 262 AD. avec les dynasties chinoises les plus influentes
Ainsi ce 3ème siècle se termine sur un âge sombre pour Goguryeo, mais qui aura vu apparaître les bases d’un Etat Nation, notamment sur le plan politique et, certes de manière moins prononcée, économique. On constate aussi un début d’unité culturelle avec le culte voué à la famille royale, même s’il reste à un état primitif. Ainsi, nous analyserons dans le prochain article comment s’est fait la renaissance de ce régime à peine 50 ans après sa destruction, en quoi il s’inscrit dans la continuité de ce qui a pu se développer depuis sa fondation et en quoi il s’en écarte.
NOTES
[1] Il est à noter que si le terme de Bu pour désigner une division administrative du royaume de Goguryeo ne fait pas l’objet de controverse, il n’en va pas de même pour l’interprétation du ou des sens qu’il a pu avoir dans d’autres contextes. Lorsqu’il désigne l’entité qui précède ces divisions administratives il est en effet particulièrement difficile à définir : Certains historiens ont d’abord avancé l’idée qu’un Bu dans sa forme première est un regroupement tribal mais le terme tribu peut parfois poser un problème. De fait si l’on reprend la définition de tribu donnée par LH. Morgan dans Ancient Society en 1877, celle-ci peut être définie comme un état intermédiaire entre une société sans classe, désorganisée, et un état nation. Or on constate très tôt dans les Bus l’existence d’une forme de hiérarchie relativement poussée qui pourrait mettre en doute cette première définition d’un Bu comme un ensemble tribal.
[2] Quand je dis que certains Haho sont employés par le pouvoir central il ne s’agit de toutes évidences pas d’un lien d’exploitation direct et se fait d’ailleurs souvent par l’intermédiaire de grandes familles locales. Cependant la différence majeure avec la deuxième catégorie de Haho que j’introduis juste après est qu’ils ne servent pas des intérêts privés mais bien ceux de l’Etat.
[3] Cette affirmation est d’autant plus vraie dans le cadre des relations du pouvoir royal avec les tribus nomades qui lui sont inféodées mais qui conserve une part importante d’autonomie à l’image de celle des Khitans ou des malgals. Dans ces cas bien spécifiques, le tribut prélevé est bien moins important que pour les eumnaks et passe toujours par les chefs de ces clans qui servent ainsi d’intermédiaire. Cependant, cette autonomie est compensée par le fait qu’ils sont mobilisables à volonté par l’Etat à des fins militaires ou économiques si jamais la situation l’exige.
[4] Le terme est utilisé par Noh Taedon dans Korea’s Ancient Koguryo Kingdom : A Socio-political History mais celui-ci précise que, s’il n’a pas de réalité dans la littérature coréenne de l’époque, il est celui qui convient le mieux ici étant donné la forte ressemblance de fonctionnement entre les « marquisats » mentionnés ici et leurs équivalents européens apparus bien plus tard.
BIBLIOGRAPHIE
Noh Taedon, Korea’s Ancient Koguryo Kingdom : A Socio-political History, global oriental, 2014
Kim Chang-seok, Goguryeo Society and Its Economy, The Review of Korean Studies, Vol.7 n°4, 2004
Michael J.Seth, A history of Korea – From Antiquity to the present, 2010, Rowman & Littlefield Publishers
Jung Woon Yong, Trends in Koguryo’s relationship with Paekche and Silla during the 4th – 7th centuries, International Journal of Korean history, Vol. 8, 2006
Jeon Ho-tae, Goguryeo Culture and Mural Paintings, The Review of Korean Studies, Vol.7 n°4, 2004
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