L’internationalisation de l’enseignement supérieur japonais : Histoire, défis et perspectives
- Romain Fernex
- May 27, 2024
- 19 min read
Updated: Jun 1, 2024
En septembre 2023, la révision de plusieurs critères du World University Ranking, publié chaque année par Times Higher Education, a abouti à une réévaluation à la hausse du rang des universités japonaises à l’international. À titre d’exemple, l’université de Tokyo est ainsi passée de la 39e à la 29e place. Si ce résultat a été accueilli positivement dans l’ensemble, nombreux sont les journaux qui préfèrent souligner le déclin des universités japonaises, y compris au plus haut niveau, dans les classements internationaux depuis près de 20 ans. De fait, les gains de place de l’université de Tokyo et de Kyoto, les deux premières universités japonaises depuis plusieurs décennies, n’ont pas suffi à les faire repasser devant leurs homologues chinois, comme l’université de Pékin et de Tsinghua qui se sont classées respectivement à la 17e et à la 16e place du TWUR. Naturellement, le niveau d’attractivité et de performance d’une université ne saurait être réduit à cette seule dimension. Néanmoins, le recul de la compétitivité des universités japonaises est une préoccupation de longue date du gouvernement japonais et elle ne semble pas prête de disparaître, comme en témoignent les nombreux articles critiques publiés par la presse locale et internationale ces dernières années. Aussi, la question de « l’internationalisation » de l’éducation supérieure japonaise, de manière générale, s’impose comme un des défis majeurs, si ce n’est le défi par excellence, du MEXT pour les années à venir.
Mais qu’entend-on exactement par « internationalisation » dans ce contexte particulier ? Pour reprendre la définition de Jane Knight, professeure adjointe à l’université de Toronto, il convient d’interroger l’évolution de la capacité du système d’éducation japonais à « intégrer une dimension internationale, interculturelle ou globale dans l’objectif, la fonction ou la prestation de l’éducation ». L’internationalisation de l’éducation est donc un processus complexe et multifactoriel qui nécessite une évaluation méticuleuse tant sur le plan quantitatif que qualitatif. Il est également important de noter qu’un tel processus ne saurait être pensé indépendamment des réalités nationales et de « l’exceptionnalisme » japonais, souvent mis en avant par ses défenseurs.
C’est sur cette base que cet article propose de revenir sur un peu plus d’un siècle d’histoire de l’éducation supérieure japonaise et d’en analyser les relations avec son environnement régional et global.
En premier lieu, il s’agit de proposer une perspective historique afin de mieux comprendre les évolutions par lesquelles est passé le système d’éducation japonais et de voir dans quelle mesure les politiques actuelles du gouvernement japonais s’en détachent. Ensuite, nous analyserons l’impact des différentes politiques d’internationalisation du Japon en soulignant leurs réussites et leurs limites. Enfin, nous tenterons de restituer la particularité nippone dans ce domaine, en soulignant le défi significatif d’internationaliser le Japon sans que cela se fasse au détriment de la préservation d’une « identité japonaise ».
1868 – 2000 : UNE INTERNATIONALISATION PROGRESSIVE ALTERNANT ENTRE PHASES D’OUVERTURE ET DE REPLI IDENTITAIRE
Les ères meiji et taisho : un système universitaire japonais né au sein d’une période rythmée tantôt par la multiplication des emprunts à l’occident, tantôt par une forte volonté de préserver « l’exceptionnalisme » japonais
Les débuts de l’éducation supérieure japonaise peuvent être situés vers 1868[1], avec l’instauration du gouvernement Meiji qui marque la fin de près de deux siècles d’isolationnisme sous le shogunat Tokugawa et sa politique du Sakoku. À l’heure où l’ouverture sur le monde apparaît comme le seul choix viable pour le pays, nombre d’éducateurs japonais se forment en Occident et souhaitent diffuser le modèle d’éducation occidental au Japon. En parallèle, les études occidentales se développent avec l’apparition de plusieurs écoles missionnaires, portées par des Hollandais puis des Anglais, des Allemands, etc. En 1868, Fukuzawa Yukichi, ancien traducteur officiel du shogunat et écrivain influent, fonde la Keio Gijuku (qui deviendra l’actuelle Keio) à Tokyo où sont dispensés des enseignements dans plusieurs langues occidentales, dont l’anglais qui prend peu à peu le pas sur le hollandais. En 1877, la première université publique voit le jour avec la fondation de ce qui deviendra l’université de Tokyo. Aucun de ces deux établissements ne possède cependant le statut d’université à proprement parler. C’est Mori Arinori, ministre de l’Éducation japonais particulièrement influent et qui bénéficie du soutien indéfectible du premier ministre de l’époque, qui fait de l’université de Tokyo la première université impériale en 1886 par voie d’une ordonnance impériale. Il faudra attendre 1897 pour la fondation de la deuxième université impériale, l’université de Kyoto. Au total, sept universités impériales sont créées entre 1886 et 1939, parmi elles deux sont fondées dans les colonies japonaises en Corée du Sud et à Taïwan. Le secteur universitaire privé, qui débute avec Keio, se développe lui aussi à son rythme avec l’ordonnance de 1902 qui permet la création d’instituts d’éducation supérieure par des acteurs autres que le gouvernement. Pour autant, ce n’est qu’en 1918 qu’il se voit reconnaître le statut officiel d’université.
Cependant, alors qu’une éducation supérieure japonaise voit le jour, l’importance de l’Occident tant dans le personnel des facultés que dans la langue et le contenu des cours fait bientôt débat. Les poussées nationalistes et la volonté de préserver « l’identité du Japon » poussent le gouvernement à remplacer au fur et à mesure les enseignants occidentaux par des enseignants japonais formés aux techniques occidentales, y compris pour l’apprentissage des langues étrangères. Dès 1890, le Rescrit impérial sur l’éducation signé par le nouveau gouvernement conservateur réaffirme la place des valeurs confucéennes à l’école et critique plus ou moins ouvertement le rôle des écoles missionnaires. La victoire du Japon face à la Chine puis face à la Russie en 1894 et 1905 respectivement renforce encore cette tendance et l’ère Taisho se distingue par le retour de l’enseignement moral à l’école et l’évincement progressif des Occidentaux.
L’ère showa : de l’université au service de la patrie à l’université au service du marché, ou la difficile transition de l’impérialisme au néolibéralisme
Ainsi, malgré un développement fulgurant de l’éducation comparé à la période d’Edo, seul un étudiant japonais sur 20 a accès aux études supérieures au début de l’ère Showa en 1926. Le renforcement du contrôle étatique de l’éducation amorcé en 1890 devient encore plus fort à mesure des campagnes expansionnistes lancées par le Japon impérial. Paradoxalement, c’est aussi à cette époque que le secteur privé devient majoritaire, ce qu’il est encore aujourd’hui. Pour autant, c’est un système profondément hétérogène où la qualité de l’éducation est très variable entre les universités impériales, les universités publiques de second rang et les universités privées. La fermeture définitive des dernières écoles missionnaires, encore opérées par des Occidentaux, fragilise encore cet écosystème fragile et la qualité de l’éducation s’effondre pour mieux mettre à profit les étudiants sur les champs de bataille.
La tendance s’inverse cependant brutalement à la sortie de la guerre et l’instauration d’un gouvernement provisoire en 1946 sous le contrôle des Américains. Malgré une relative autonomie, le nouveau gouvernement opte pour une américanisation prononcée de l’éducation japonaise avec, entre autres, la mise en place d’un « single track system »[2] semblable à celui encore aujourd’hui en place dans la plupart des pays du monde. Les défis de l’époque sont toutefois nombreux : tout d’abord, la qualité de l’éducation japonaise s’est profondément dégradée ce qui demande la création d’un système d’accréditation des universités pour mieux les encadrer. Par ailleurs, la demande d’éducation se fait toujours plus présente et les dimensions du système universitaire sont bien trop modestes pour les accueillir. De fait, on compte déjà 50 000 étudiants dans les universités du pays en 1944, contre seulement 37 000 en Grande-Bretagne à la même époque. Trente-deux universités supplémentaires sont ainsi créées entre 1945 et 1948 pour répondre à cette montée fulgurante de la demande. On compte, en 1952, 71 universités nationales (dont 5 universités impériales), 116 universités privées et 33 universités publiques. Avec le baby-boom, construire l’université pour tous reste l’enjeu majeur pour les deux décennies suivantes. La massification de l’enseignement supérieur entraîne ainsi une vague de dérégulation et une forte augmentation des subventions publiques qui bénéficient largement au secteur privé. Une première planification de l’enseignement supérieur se développe aussi avec la mise en place d’un « Advisory Committee on Higher Education » et d’une nouvelle division rattachée au ministère de l’Éducation, le Monbucho.
Cette planification cède rapidement la place à la nouvelle tendance qui va dominer les années 1980 à 2000, le néolibéralisme. Le système de sélection à l’entrée à l’université prend rapidement de l’ampleur et les subventions du gouvernement au secteur privé sont fortement réduites. Pour autant, l’université privée continue d’exploser avec un nombre de candidats qui augmente encore, ce qui leur laisse la possibilité d’imposer des frais d’entrée plus élevés. À cette époque, les universités japonaises dominent les classements régionaux, loin devant la Chine et la Corée du Sud, et la question de l’internationalisation passe désormais moins par une réflexion sur la structure du système et la qualité des enseignements que sur la façon d’attirer davantage d’étudiants internationaux. Le gouvernement Nakasone marque donc le moment où le Japon, qui a enfin terminé de rattraper son retard sur les puissances occidentales dans ce domaine, doit choisir quelle place il veut occuper sur la scène internationale. Il assouplit les normes pour la création de nouvelles universités et promeut un fort développement international et fixe en 1983 un premier objectif de 100 000 étudiants internationaux par an d’ici l’an 2000. De fait, alors que les décennies précédentes ont été dominées par la peur de ne pas pouvoir fournir un accès à l’université à tous les Japonais qui le veulent, l’évolution progressive de la situation démographique fait naître des inquiétudes tout à fait différentes. Les autorités craignent donc une baisse rapide de la demande qui risque d’impacter la qualité de l’éducation supérieure japonaise et son niveau de sélection. Cette crainte se matérialise peu à peu avec un ratio candidat/admis qui passe de 2 à 1,18 entre 1990 et 2008. Autrement dit, développer les mobilités internationales vers le Japon devient un enjeu majeur à l’entrée du nouveau millénaire et une politique d’internationalisation qui reflète les besoins croissants amenés par la globalisation des activités économiques et académiques apparaît une nécessité.
Cette première politique s’avère positive sous certains aspects et l’objectif des 100 000 est atteint en 2003, période à laquelle les universités japonaises sont à leur apogée dans les classements et rayonnent fortement à l’échelle de l’Asie. Pour autant, ce système n’est pas sans fragilités et la compétitivité japonaise connaît bientôt des défis de taille qu’elle peine encore aujourd’hui à relever. Aussi, quels sont ces défis, quelles politiques publiques ont été mises en place pour y répondre et avec quel niveau de succès ?
LE JAPON À L’ÉPREUVE DE LA MONDIALISATION : RÉAFFIRMER LA PLACE DU JAPON SUR LE MARCHÉ UNIVERSITAIRE INTERNATIONAL
Classements et mobilités internationales : garantir l’attractivité du japon face aux pressions nationales et internationales
Pour commencer, en 2004, une loi est votée pour la dérégulation et l’autonomisation des universités japonaises : les universités nationales sont privatisées, elles gagnent en autonomie d’un point de vue budgétaire mais reçoivent également beaucoup moins de subventions gouvernementales. Si cette mesure ne semble apparemment pas liée directement à une volonté d’internationalisation, son impact sur les politiques qui vont suivre est significatif. Cinq ans plus tard, un nouvel objectif de 300 000 étudiants internationaux par an d’ici 2020 est fixé par le gouvernement Fukuda, puis, en 2009, le projet Global 30 est lancé. Treize universités sont sélectionnées dans le cadre de ce dernier avec pour objectif d’augmenter fortement le recrutement d’étudiants internationaux, d’augmenter leur offre de cours en anglais, leur proportion de staff international, et d’ouvrir de nouveaux programmes uniquement en anglais pour attirer un public non-nippophone. Si l’annonce est plutôt bien reçue par les universités sélectionnées, l’enthousiasme laisse vite place à la panique alors que le budget du programme est réduit de 30 % sur les années suivant le lancement du programme. De manière plus générale, les subventions du MEXT sont depuis les années 1990, conditionnées à des objectifs de performance et plus particulièrement au remplissement de quotas d’étudiants. Pour beaucoup d’universités privées de seconde zone, exclues par défaut des politiques élitistes comme le programme 30, recruter des étudiants étrangers devient un enjeu de survie. Ainsi, à la fin de l’ère Heisei, le top 30 des universités privées reçoit près de 50 % des financements et les autres tiennent largement grâce aux frais de scolarité payés par les étudiants, encore en large majorité japonais.
La politique japonaise en matière de mobilité internationale évolue cependant au fur et à mesure des années 2010 à 2020. En 2011, le projet Re-inventing Japan prévoit l’extension des partenariats entre universités et met pour la première fois l’accent sur l’importance d’envoyer les jeunes Japonais à l’étranger et non plus seulement d’attirer des étudiants étrangers. L’apprentissage du japonais pour les étudiants étrangers au Japon est aussi plus fortement encouragé afin de faciliter leur intégration sur le marché du travail japonais. En 2012 puis en 2014, deux programmes sur le modèle du programme Global 30 mais qui englobent davantage d’universités sont lancés : le projet Go Global et le TGUP (Top Global University Project). Impliquant respectivement 42 et 37 universités à fort potentiel, ils permettent notamment l’ouverture de nouveaux programmes d’échange et contribuent à attirer davantage d’étudiants internationaux dans les établissements réputés du pays.
Ainsi, en 2019, l’objectif des 300 000 étudiants internationaux est atteint juste avant le début de la crise du Covid-19. Néanmoins, cette réussite est à nuancer : le seuil des 300 000 étudiants correspond en réalité à 5 % du marché mondial des étudiants internationaux qui est lui aussi en constante augmentation. En d’autres mots, la part de marché du Japon est restée stable depuis le début des années 2000 et le rang des universités japonaises s’est effondré, y compris à l’échelle régionale. Par ailleurs, le système de développement à deux vitesses adopté par le Japon a laissé ses marques et il est intéressant de constater que la majorité des étudiants internationaux se concentre dans les écoles de langue et dans des formations à faible valeur ajoutée au sein d’universités de masse qui ont bradé leurs standards de sélection pour assurer leur survie. Le quantitatif semble ainsi avoir pris le pas sur le qualitatif et le défi de l’internationalisation a lentement changé de nature ces dernières années.
Attirer oui, mais qui, dans quelles conditions et pour combien de temps ? : la difficile transition d’une internationalisation quantitative à une internationalisation qualitative
Comme explicité précédemment, à l’exception de quelques universités majeures, la majorité des étudiants internationaux se trouve dans des écoles de langues ou dans les graduate schools des universités au milieu et en bas de l’échelle. Si on se limite aux étudiants internationaux qui étudient dans une université japonaise, et qui sont déjà minoritaires, seul un tiers étudie dans les universités à haut potentiel identifiées par le TGUP, contre deux tiers dans des universités dites de masse. Plusieurs scandales[3] dans certains de ces instituts ont d’ailleurs éveillé des inquiétudes sur la qualité des formations proposées et ont mis en lumière certaines pratiques plus ou moins légales dans le but d’attirer toujours plus d’étudiants. Certaines universités et écoles de langue apparaissent, en effet, comme étant des coquilles vides qui produisent des centaines de travailleurs illégaux chaque année et échappent aux contrôles du gouvernement. Des mesures strictes ont depuis été votées pour renforcer le contrôle qualité et limiter les infractions mais le phénomène n’a pas totalement disparu.
Afin d’établir un portrait fidèle de l’étudiant étranger moyen au Japon, il s’agit également de regarder la nationalité d’origine de ces étudiants. Si cette population a quelque peu évolué elle reste très majoritairement asiatique, avec 93,6 % étudiants internationaux originaires d’Asie en 2019, dont 40 % venant de Chine et 23,5 % venant du Vietnam. Au sein de ces 93,6 %, la part d’étudiants chinois et coréens tend à décroître ou à se stabiliser, contrairement à la proportion d’étudiants d’Asie du Sud qui est en augmentation constante. Enfin, il convient de rappeler que l’étudiant international au Japon est très largement minoritaire avec seulement 5,2 % d’étudiants internationaux au Japon en mai 2020. Une caractéristique qu’il partage bien souvent avec le corps professoral, composé de seulement 4,3 % de non-Japonais en 2016. Les étudiants se sentent donc généralement marginalisés et cette situation ne s’améliore pas lors de la recherche d’un emploi au Japon.
En réaction, le gouvernement japonais a lancé plusieurs politiques pour tenter d’intégrer davantage les internationaux sur le marché du travail japonais avec plus ou moins de succès. La « stratégie de revitalisation » du gouvernement Abe depuis 2016 vise par exemple à passer de 30 % à 50 % d’étudiants internationaux qui poursuivent leur carrière au Japon. Un système d’immigration à points pour les professionnels étrangers hautement qualifiés a également été lancé en 2012 afin de remédier en partie au double problème de la qualité des étudiants recrutés et des nombreuses barrières à l’emploi pour les professionnels étrangers. De leur côté, les entreprises japonaises commencent également à prendre la mesure du problème. Le Keidanren (fédération des entreprises japonaises) a lancé plusieurs initiatives pour promouvoir l’internationalisation des effectifs recrutés chaque année par les entreprises japonaises. Il a par exemple lancé en 2016 une initiative pour « développer les talents globaux » qui consiste en la distribution d’un million de yen en subventions pour les étudiants japonais qui souhaitent partir étudier à l’étranger. Néanmoins, la barrière culturelle reste de taille tant pour les Japonais que pour les étrangers qui souhaitent travailler au Japon. En effet, le processus de recrutement des entreprises japonaises met encore trop peu l’emphase sur l’importance d’avoir un background multiculturel, et le calendrier de recrutement est bien souvent peu compatible avec la mobilité internationale. Ce dernier démarre souvent un an avant la prise de poste et prend systématiquement place en parallèle de la dernière année d’étude. Si cela permet d’avoir un taux très élevé d’étudiants qui ont un emploi avant la fin de leurs études, il est aussi mal adapté aux besoins des étudiants internationaux dont le projet de venir travailler au Japon est encore en cours de construction et qui sont sous une forte pression pour s’adapter aux normes du pays très rapidement. C’est sans compter sur le fait que bon nombre d’étudiants internationaux ont recours à des baitos (jobs étudiants) pour financer leurs études et se retrouvent vite noyés entre leur mémoire de fin d’étude, des processus de recrutement très chronophages, l’apprentissage de la langue et leurs besoins financiers. Le monde de la recherche souffre également d’un mal similaire et est par ailleurs désavantagé par une politique nationale qui est globalement défavorable à la poursuite d’une thèse, notamment pour les sciences humaines.
En résumé, au-delà d’un besoin en investissements important, internationaliser l’enseignement supérieur japonais nécessite aussi de réels changements sur le plan culturel pour mieux intégrer les étudiants internationaux. Pour autant, cela signifie-t-il effacer complètement ce qui fait la particularité du Japon et est-ce nécessairement antithétique avec le fait de diffuser la culture japonaise à l’international ?
LE DÉFI JAPONAIS : PENSER L’INTERNATIONAL SANS NÉGLIGER LE NATIONAL
Préserver une éducation japonaise, mais surtout en japonais : quelle réponse face à l’impérialisme linguistique de l’anglais et la domination du modèle anglo-saxon ?
À l’heure où le modèle anglo-saxon s’est largement diffusé à travers le monde, y compris en Asie de l’Est, penser l’internationalisation de l’enseignement supérieur sans penser son anglicisation semble quasi impossible. En effet, la barrière linguistique est souvent avancée comme le premier obstacle aux mobilités internationales en direction mais aussi en partance du Japon. Aussi, le Japon a investi largement pour essayer de compenser le faible niveau en langue étrangère des Japonais et pour s’ouvrir à des populations qui ont plus de mal à apprendre le japonais. Au début des années 2000, le Japon était le premier pays sur le marché mondial de l’éducation à la langue anglaise en valeur absolue, avec un secteur qui pèse près de 20 milliards de dollars au Japon. Le gouvernement a également poussé, à travers ses différentes initiatives, à étendre l’offre de programmes offerts en anglais par les universités japonaises : en 2018, on dénombre près de 55 undergraduate programmes et 23 graduate programmes entièrement en anglais proposés par des universités japonaises. Cependant, au-delà de ces statistiques impressionnantes par rapport à il y a quelques années, cette approche n’est pas sans défauts : certains étudiants japonais et internationaux ont critiqué la « dejima-isation » induite par ces nouveaux programmes entièrement en anglais. En référence à l’île de Dejima, seule île où les étrangers étaient autorisés à faire commerce pendant la période du Sakoku et qui restait à l’écart de la société japonaise, ce terme désigne le fait que nombre de ces programmes sont souvent séparés du cursus classique et ne s’accompagnent pas d’une réelle volonté de faire se rencontrer les étudiants japonais et internationaux. De fait, ils sont souvent réservés exclusivement aux étudiants internationaux et ces derniers n’ont pas toujours accès à des opportunités de se former en langue japonaise au sein de leur université d’accueil et de prendre part à la vie universitaire locale. L’échange des cultures semble donc céder la place à une politique de quotas qui ne permet pas une réelle intégration. À ce titre, l’effort du gouvernement japonais de ces dernières années pour développer les cours de japonais à destination des étudiants étrangers et d’investir pour faciliter l’insertion de ces mêmes étudiants sur le marché de l’emploi japonais.
Cependant, ce problème n’est pas à considérer seulement du point de vue des étudiants internationaux. Si le cursus universitaire et scolaire japonais en général incorpore une part grandissante d’apprentissage des langues, et plus particulièrement de l’anglais, à tous les niveaux, la sphère professionnelle et académique est encore très largement nippophone. Cela est dû en partie grâce au dynamisme de la langue japonaise qui fait exception par rapport à d’autres pays développés asiatiques où l’anglais s’impose de plus en plus et est devenu la marque d’une forme d’élitisme. Dans le milieu universitaire japonais, notamment pour les sciences humaines, les publications se font en japonais et non en anglais, ce qui explique le classement très modeste du Japon en termes de publication dans les journaux affiliés au Sciences Citation Index où l’anglais domine. Cela affecte bien entendu sa position dans les classements internationaux qui valorisent fortement cet indicateur et qui n’ont que peu d’égard pour la richesse des littératures scientifiques nationales non anglophones. L’absence d’un réel système d’incitations financières à publier dans les journaux internationaux pour les chercheurs japonais joue aussi dans le maintien de cette situation.
Dès lors, il est légitime de penser la préservation d’un riche écosystème universitaire et professionnel nippophone pour construire une internationalisation qui ne se fait pas au détriment du modèle japonais mais qui vient plutôt lui permettre de s’ouvrir à de nouvelles perspectives.
Le multiculturalisme : un enjeu international mais aussi national pour le japon ?
La question linguistique ne se limite toutefois pas aux relations avec les territoires hors de l’archipel nippon. Comme le souligne Ryoko Tsuneyoshi, chercheur à l’université de Tokyo, le Japon a longtemps refusé de penser le multiculturalisme sur le sol national et a trop souvent limité sa politique linguistique à démocratiser l’enseignement de l’anglais. Dans les faits, le Japon n’est pas aussi homogène ethniquement que ce que veut la croyance populaire avec la présence non négligeable d’une diaspora coréenne, chinoise ou encore vietnamienne dans le pays, sans compter les peuples autochtones japonais comme les Aïnous. Plusieurs de ces diasporas ont créé des écoles primaires et secondaires communautaires afin de permettre à leurs enfants de continuer à apprendre leur langue maternelle en plus du japonais. Pour autant, d’après une étude réalisée en 2002, seule un peu plus de la moitié des universités japonaises acceptent les étudiants qui proviennent de ces écoles communautaires. Or, en dehors de ces écoles communautaires, les opportunités d’apprendre une autre langue que l’anglais ou le japonais sont très limitées ce qui n’aide pas à maintenir la richesse culturelle qui existe encore au Japon.
Cette crispation a aussi pu prendre d’autres formes comme le rejet jusqu’à assez récemment des Kikokushijo, les Japonais qui ont vécu ou étudié à l’étranger et qui souhaitent retourner au Japon. Il a en effet fallu attendre jusqu’en 1979 pour que des politiques incitent les universités japonaises à accepter ce genre de profil soient mises en place. Il est cependant important de noter qu’aujourd’hui ce problème est bien moins prégnant, entre autres grâce aux efforts du gouvernement, et les Japonais avec une réelle expérience de l’étranger sont bien plus prisés par les entreprises japonaises qu’ils ne l’étaient il y a 20 ans.
EN BREF
En conclusion, l’internationalisation du système d’éducation supérieur du Japon est un processus en mutation constante et la façon dont elle se manifeste diffère fortement d’une époque à l’autre tant dans son ampleur que dans ses modalités et objectifs. Elle est bien souvent le reflet de la politique du gouvernement au pouvoir mais aussi des pressions nationales et internationales auxquelles est confronté le Japon et ne saurait être réduite à une suite de mesures ou à un simple problème budgétaire. Plusieurs journaux japonais et rapports du MEXT parlent aujourd’hui de Gurobaruka, qui désigne généralement la nécessaire adaptation du modèle japonais aux contraintes que fait peser la globalisation. S’il est indéniable que la globalisation est un catalyseur de l’internationalisation, elle ne saurait en être le seul moteur et être seulement dans la réaction risque de ne pas permettre au Japon de pleinement bénéficier des richesses qu’il peut en tirer. Certains opposent d’ailleurs au concept de Gurobaruka celui de Kokusaika qui a pu être populaire par le passé. Même si le terme est polysémique, il est intéressant en ce qu’il décrit parfois une mondialisation qui sert les intérêts du Japon et qui n’est pas seulement une réponse à son environnement. Si la transcription d’un tel concept en des politiques concrètes est loin d’être aisée, il est essentiel de l’avoir en tête à l’heure actuelle pour penser non seulement une internationalisation du Japon mais aussi une internationalisation à la japonaise.
NOTES
[1] Il est techniquement possible de la faire remonter au 8ème siècle avec les premières réformes de l’empereur Tenmu qui met en place un premier système d’éducation qui reprend le modèle de la Chine des Tang pour la formation des hauts dignitaires du pays. Plusieurs écoles de formations pour les moines, rattachés aux principaux temples bouddhistes, sont ainsi créé au cours de ce siècle, tel que l’école du temple d’Horyuji sous le prince Shotoku. Cependant, ce système, tant par le public qu’il vise que par sa structure reste très éloigné de la problématique que cet article souhaite adresser et n’est donc pas considérer ici.
[2] Comme l’explique Paul Snowden, ancien professeur à l’université de Waseda, le système d’éducation japonais avant les réformes d’après-guerre est un système d’une grande complexité ou plusieurs voies d’accès aux études supérieures cohabitent mais ne se ressemblent pas. Mis en place au cours de plusieurs réformes du début de l’ère Meiji en 1872 et 1885, il est emblématique d’un système en construction et qui reste résolument inégalitaire.
Le système d’éducation japonais avant et après la guerre, schémas extraits de : Paul Snowden, Handbook of Higher Education in Japan, Amsterdam University Press, 2021 – page 16 et 17
Avant la guerre

Après la guerre

[3] En 2019, un scandale majeur a touché la Tokyo University of Social Welfare, un institut d’éducation supérieur privé fondé dans les années 2000. Au cœur de ce scandale : 1610 étudiants étrangers qui ont disparu des registres sur les trois dernières années d’activité de l’université, soit plus d’un 5ème des étudiants étrangers enrôlés au sein de cet institut. Cette situation alarmante témoigne du manque de transparence et de contrôle qualité autour du recrutement et des formations proposées aux étudiants étrangers dans certains établissement d’éducation supérieur au Japon. La situation a naturellement provoqué une levée de bouclier au sein du gouvernement. Celui-ci a agit rapidement pour augmenter les restrictions sur le recrutement d’étudiant étranger avec l’implémentation de contrôle plus régulier auprès des établissements afin de s’assurer de leur conformité avec les standards établis par le MEXT.
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Minoru Matsutani, The Japan times, Government aims for 300 000 international students, october 22, 2018 : https://www.japantimes.co.jp/news/2018/10/22/national/government-aims-300000-international-students/#:~:text=As%20a%20result%2C%20Japanese%20universities,in%20the%20world%20by%202023.
Julian Ryal, DeutscheWelle, Japanese universities losing battle with foreign rivals, December 12, 2023 : https://www.dw.com/en/japanese-universities-losing-battle-with-foreign-rivals/a-66505357
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Distribution of international students in higher education institutions in Japan in 2022, by nationality : https://www.statista.com/statistics/865480/japan-distribution-international-students-higher-education-institutions-by-nationality/
Site du MEXT, section portantsur le programme TGUP : https://www.mext.go.jp/en/policy/education/highered/title02/detail02/sdetail02/1395420.htm
Document du Keidanren (Japanese Business Federation) publié en 2016 sur ses « initiatives to nurture global talents » : https://www.keidanren.or.jp/en/policy/2017/037.pdf
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